La concertation sur le RUA (revenu universel d’activité), qui ambitionne de fusionner le plus d’aides sociales possible, est lancée. Ce projet, concrétisé par une loi l’an prochain, applicable après la fin du quinquennat et défendu par Emmanuel Macron comme un instrument de lutte contre la pauvreté, inquiète un grand nombre d’associations.
PAR MATHILDE GOANEC ARTICLE PUBLIÉ DANS MEDIAPART LE SAMEDI 8 JUIN 2019
Le plan pauvreté a accouché, en septembre dernier, d’un acronyme, le RUA, revenu universel d’activité. La gestation sur son contenu a démarré lundi 3 juin 2019 par une concertation, lancée officiellement au ministère de la santé, sur fond de profondes divergences entre le gouvernement et les principales associations de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Tous ont conscience de l’importance du moment : ce RUA pourrait révolutionner les minimas sociaux en fusionnant le plus d’allocations possible, dont la principale, l’actuel RSA (revenu de solidarité active). Une loi sera votée l’an prochain, pour une mise en œuvre en 2022 ou 2023.
Emmanuel Macron lors de la présentation du plan pauvreté, le 13 septembre 2018. © Reuters Emmanuel Macron l’a expliqué plusieurs fois : il souhaite une aide unique, simplifiée, pour éviter le non-recours et la « stigmatisation » des usagers. À titre d’exemple, un tiers des personnes éligibles au RSA ne le réclame pas. Mais les mots sont parfois trompeurs, car le RUA n’aura rien d’universel : il sera non seulement conditionné, comme aujourd’hui, aux revenus, mais également à une activité.
Aujourd’hui le RSA, à la différence de son ancêtre le RMI, est déjà versé par les départements en échange d’un « contrat d’engagement réciproque » en matière d’insertion. Le président semble vouloir aller bien plus loin, évoquant un « retour à l’activité le plus rapide possible », « l’engagement à chercher un emploi », et même l’impossibilité de « refuser plus de deux offres raisonnables d’emploi ». Ce qui rappelle des initiatives très controversées, comme celle menée dans le Haut-Rhin, où les allocataires du RSA doivent s’engager dans du bénévolat sous peine de se voir sanctionner financièrement (lire nos articles à ce sujet).
À cette idée, les associations s’affolent. « Conditionner des droits à des devoirs, ou inversement, c’est juste insupportable, s’insurge Thierry Kuhn, ancien président d’Emmaüs France, mais aussi directeur d’une structure d’insertion en Alsace. Les citoyens, que l’on soit Bolloré ou le plus pauvre des pauvres, ont des droits et des devoirs, les deux ne sont pas liés entre eux ! Chaque personne est différente, nous n’avons pas tous les mêmes difficultés, parfois on est totalement découragé et il faut du temps pour se raccrocher à un projet de vie. Ce temps-là, il faut le respecter. » Sans compter l’état du marché de l’emploi, ainsi que la capacité actuelle des travailleurs de l’insertion d’accompagner véritablement les bénéficiaires du RSA, souvent très éloignés de ce marché : « Beaucoup abandonnent car ils sont littéralement lâchés dans la nature. Et on les culpabiliserait encore plus pour les forcer à trouver un travail qui n’existe pas ? C’est terriblement hypocrite. »
Florent Gueguen, directeur de la Fédération des acteurs de la solidarité (FNARS), qui regroupe 870 associations et organismes de lutte contre l’exclusion, est au diapason : « À nouveau, on estime que les personnes sans emploi seraient responsables de leur sort, il faudrait donc les inciter plus fortement y compris par la contrainte financière à reprendre une activité, remarque-t-il. Au-delà du côté blessant, c’est une manière d’attaquer le salaire minimum et de mettre en concurrence des smicards avec des allocataires. Les effets seraient désastreux sur le marché de l’emploi. » Tous martèlent la même chose : obliger à travailler ou à faire du bénévolat en échange d’une allocation sociale, c’est aussi pervertir le bénévolat lui-même.
Il y a également dans ce projet une sorte de décalque de la réforme menée cette dernière année par l’exécutif, qui vise à durcir les conditions d’accès et de maintien dans l’assurance-chômage (lire ici l’article de Dan Israel sur les derniers arbitrages). Ce qui n’a pas échappé à Pierre-Édouard Magnan, porte-parole national du Mouvement des chômeurs et précaires (MNCP). « Il y a une réflexion commune qui me paraît très claire. Le précaire, le chômeur, est un enfant, un immature qu’il faut guider d’une main sévère, voire un feignant ou un fraudeur. Cette logique se déplace vers les plus pauvres, qui sont aussi des privés d’emploi ! » Par ailleurs, l’inquiétude est sérieuse sur un possible effet « déversoir » d’une restriction de l’accès au chômage, les personnes perdant leur indemnisation se rabattant sur les minimas sociaux, et venant ainsi alourdir la barque des finances publiques.
Rien ne dit cependant que tout le monde, de l’autre côté de la table, soit exactement sur la même longueur d’onde. À la ligne la plus dure, tenue par le premier ministre Édouard Philippe et le ministère des finances, pourrait s’opposer celle tenue par les ministères sociaux ainsi que par l’artisan du plan pauvreté, Olivier Noblecourt, délégué interministériel à la prévention et à la lutte contre la pauvreté, reconnu comme un interlocuteur sincère par le monde associatif. Agnès Buzyn aussi semble osciller, en parlant d’obligation «à un engagement de s’insérer dans la vie active ». Mais si c’est la version la plus coercitive qui est retenue, ce sera un casus belli pour les associations.
Une concertation « à cadre budgétaire constant »
Sans compter l’autre éléphant dans la pièce, l’intégration, dans ce futur RUA, des APL (aides personnalisées au logement) et de l’AH (allocation aux adultes handicapés), qui n’étaient pas considérées jusqu’ici comme des minimas sociaux. C’est un changement radical de philosophie puisque éventuellement, une aide pour une personne porteuse d’un handicap ou une aide au logement pourrait se retrouver conditionnée à une activité, ou encore calculée, comme le RSA, en fonction de l’étude des revenus du ménage, et donc plus forcément individualisée. Enfin, cerise sur le gâteau, le gouvernement souhaite lancer cette fusion à « budget constant ».
Or si la simplification est un bon instrument pour éteindre le non-recours, cela ne sera évidemment pas indolore sur les finances sociales. Sans compter qu’il est question, à nouveau, d’étendre le RUA aux moins de 25 ans, pour l’heure non éligibles au RSA, et de garantir à tous un « revenu digne », ce qui signifie augmenter son montant, pour le moment seulement indexé sur l’inflation. « Si on est sérieux avec les horizons qui sont envisagés, tout ceci coûte de l’argent, 15 à 20 milliards, rappelle Jean Merckaert, l’un des responsables du Secours catholique. Quand on nous dit que l’on va travailler dans cette concertation à cadre budgétaire constant, par souci de méthodologie, on est moyennement rassurés. »
Jean Merckaert a encore en tête la baisse de cinq euros des APL en début de quinquennat, ainsi que le plan pauvreté et cette promesse de huit milliards d’euros supplémentaires, annoncée en grande pompe par le président lui-même, pour venir en aide aux exclus. « Les milliards, c’étaient surtout des vases communicants ou des revalorisations de projets déjà dotés. Et ce sont les APL qui ont financé le plan. Emmanuel Macron et ses conseillers avaient, dès le début, une idée précise : les aides au logement constituent une caisse dans laquelle on peut se servir allègrement. » De quoi craindre « une redistribution horizontale », entre pauvres, de l’argent disponible.
En effet, 60 % de ceux qui touchent les APL sont sous le seuil de pauvreté, 40 % autres au-dessus, et donc aussi au-dessus des seuils des minimas sociaux, et d’un futur RUA ? « On va créer des perdants, beaucoup », alerte Florent Gueguen. Claire Hédon, à ATD Quart Monde, note cependant qu’une des craintes a bel et bien été levée : « Nous avons eu la garantie que les Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 3 3/4 APL continueraient d’être versées directement, aux bailleurs sociaux par exemple, comme cela se pratique aujourd’hui. Quand on est au RSA, les fins de mois sont tellement difficiles, que le risque, si on fusionne tout en un, c’est que le loyer ne soit pas payé. »
François Soulage, ancien président du collectif Alerte, qui représente un grand nombre des acteurs du secteur de l’exclusion, est moins optimiste : « Je n’accorde aucun crédit au gouvernement sur le sujet des APL. On se fiche du monde ! Ils ouvrent la concertation, mais savent très bien vers où ils veulent aller. Ils vont sans doute monter un petit bricolage sur l’allocation adulte handicapé, parce que les associations qui les représentent savent se faire entendre, mais qui va se mobiliser pour les mal-logés ? Or nous devons être intransigeants là-dessus. » Selon nos informations, il n’y a en effet pas ou peu de désaccords sur cette question, les APL représentant le seul volume d’envergure dans lequel il est possible de puiser, dans la perspective de maintenir la rigueur budgétaire à laquelle aspire le gouvernement. À tel point que certains envisagent déjà de passer « pardessus » les ministères, en interpellant directement les conseillers d’Emmanuel Macron. « Pendant six mois, on va concerter, et ensuite c’est lui qui décidera, se désole un responsable associatif. Peut-être faut-il aller directement voir le roi et ses conseillers pour sauver deux ou trois bricoles… »
Parfois, le diable se niche dans les détails techniques. Et la fusion des allocations sociales pourrait bien devenir un cas d’espèce. Tous les spécialistes du dossier s’accordent à dire que la fusion des bases de données, entre les différentes administrations, sera très compliquée. « C’est un autre piège : la simplification, c’est un argument magique, c’est forcement bien, relève Emmanuel Bodinier, le cofondateur d’Aequitaz, petite association qui travaille sur la notion de justice sociale. Dans la réalité, simplifier c’est très complexe si on ne veut pas écraser la réalité de vie des personnes, toutes différentes. La simplification ne doit pas simplement être utilisée pour aider l’administration, mais orientée vers les usagers. »
L’exemple de l’Angleterre, avec les effets de bord désastreux de la fusion récente des aides sociales, est là pour le prouver (lire à ce sujet le reportage de notre correspondante à Londres, Amandine Alexandre). « Nous voulons absolument une expérimentation, insiste Claire Hédon. Car notre crainte la plus importante réside dans les ruptures de droit lors d’un changement de situation. Par exemple, quand les personnes de plus de 65 ans passent du RSA au minimum vieillesse, certains perdent leurs droits pendant plusieurs mois, voire une année. Si toutes les aides sont concentrées dans une, cela peut être catastrophique. » Le Secours catholique insiste : « Nous sommes assez séduits par l’idée d’une espèce de coffre-fort numérique, que l’on n’ait effectivement pas à remplir mille fois les mêmes dossiers. Mais simplification de l’outil, ça ne signifie pas nécessairement fusion. »
La concertation va s’étendre jusqu’à la fin de l’année, avec l’intégration en septembre de deux autres corps, celui des usagers et de citoyens tirés au sort. Pour le moment, aucun document de travail n’a été distribué aux participants. « Or pour une réforme de cette ampleur-là, on doit avoir accès à l’appareil d’État pour chiffrer les hypothèses. Sinon cette concertation ne servira à rien », avertit Florent Gueguen. Faudrat-il partir ou bien rester, si l’exécutif ne lâche pas du lest ? Aucun responsable des grosses associations consultées ne se dit partisan de la « chaise vide », mais tous assurent qu’ils diront leur « désaccords » et qu’ils pourraient même quitter la table, « si les lignes rouges étaient franchies ». Thierry Kuhn, à la fondation Emmaüs, rappelle que la confrontation a déjà eu lieu, à l’occasion de la loi asile et immigration. Plusieurs associations, dont la sienne, avaient claqué la porte du bureau de Gérard Collomb, alors ministre de l’intérieur. Malgré cela, la loi a bel et bien été adoptée.