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Pourquoi les français adhèrent au « Salauds de pauvres »

MEDIAPART_charte_graphique.aiColuche avait popularisé l’expression dans les années 1980, pour mieux la dénoncer. Les Français la reprennent en cette année 2014 mais plus pour rigoler. Voilà ce que révèle la dernière édition d’une étude que le Credoc publie depuis trente-cinq ans. Un résultat qui doit interpeller la gauche.

Quatre millions de fainéants ?

Le Credoc pointe un renversement spectaculaire et radical. Un séisme idéologique que les urnes ont enregistré lors des élections municipales et des élections européennes. Ce sont bel et bien les idées de gauche qui se sont effondrées, et c’est, qu’on le veuille ou non, la campagne de Nicolas Sarkozy, en 2012, qui paraît prendre sa revanche.

L’enquête avance plusieurs hypothèses pour comprendre « le scepticisme croissant ». Les Français pourraient penser que les caisses de l’État sont trop vides pour être généreuses. Que les politiques sociales sont une chose trop sérieuse pour être confiées à des politiques démonétisés. Que trop d’aides deviennent une aide à la paresse. Que les classes moyennes, qui paient les pots cassés de la crise, ont le sentiment d’avoir assez donné comme ça, et qu’au train où vont les choses elles deviendront les classes pauvres de demain.

Une autre explication pourrait cependant être avancée, qu’un organisme comme le Credoc ne peut pas mettre en avant. Une explication de nature politique. Et si, à force de renoncements, la gauche avait abandonné son terrain, dans un sauve-qui-peut idéologique qui tourne à la Bérézina ? Car cette étude peut se lire de deux manières.

Première lecture : elle dirait le « réel ». Voilà ce que penseraient les Français, et ce qu’il faudrait mettre en œuvre pour gagner les élections. On devrait les écouter, pour satisfaire leurs « aspirations ». En finir avec les pauvres en les accusant de leur sort. C’est au fond ce qu’a fait François Rebsamen en remettant sur le devant de la scène le personnage obscur du chômeur fraudeur, qui abuserait de l’argent public. C’est aussi la lecture du Medef qui développe désormais des propositions impensables, et imprononçables, il y a seulement dix ans.

L’autre lecture, c’est que ces chiffres ne traduisent pas, ou pas seulement, une évolution de l’opinion des Français, mais aussi et surtout l’abandon des valeurs de la gauche par la gauche au pouvoir. Quelle grande voix est montée au créneau pour souligner, par exemple, cette vérité terre à terre : si le chômage est passé de un million à plus de cinq millions en quarante ans, ce n’est quand même pas parce que les Français ont fabriqué en deux générations quatre millions de petits fainéants ? Dès lors, si les fraudeurs doivent être poursuivis, et condamnés sans ménagement, qui peut oser confondre le malade et la maladie ?

Et pourquoi, quitte à dénoncer les détournements d’argent public, le ministre du travail ne brandit-il pas, avec une vigueur décuplée, la fraude aux cotisations sociales pointée cette semaine par la Cour des comptes ? Elle atteint pourtant entre 21 et 24 milliards d’euros par an, et n’est pas le fait des chômeurs indélicats, mais du travail au noir mis en place par certains chefs d’entreprise, notamment dans le secteur du bâtiment.

Même chose avec l’idée désormais dominante à propos des minima sociaux. Il serait plus avantageux de les recevoir que d’aller au travail, penseraient les Français rencontrés par le Credoc ! Là encore, pourquoi la gauche a-t-elle avalé sa langue ? Pourquoi regarde-t-elle ses chaussures comme si elle avait honte ? Si les minima sociaux sont ce qu’ils sont, et s’ils ont tendance à rattraper le salaire minimum, ce n’est pas qu’ils sont trop hauts (essayez de vivre avec 700 euros…), c’est que les salaires sont trop bas, même si Pierre Gattaz rêve de supprimer le Smic. Les salariés qui vivent dans la rue ne sont pas une vue de l’esprit, mais le phénomène de cette décennie. Quant au salaire médian des Français (1 712 euros mensuels), permet-il autre chose que de garder la tête hors de l’eau ?

En vérité, depuis une quinzaine d’années, le phénomène majeur n’est pas que les minima sociaux aient rejoint les salaires, c’est que l’écart entre les moins riches et les plus fortunés se soit creusé jusqu’au vertige. Henry Ford estimait dans les années 1930 que son salaire devait valoir trente fois celui de ses ouvriers. En 2014, ce différentiel est passé de 1 à 500. François Hollande le répétait sur tous les tons en 2012, pendant la campagne présidentielle, et les Français lui prêtaient une oreille attentive. Les mêmes voix font silence aujourd’hui, et les Français n’entendent plus que le glouglou des larmes de Depardieu, ou le soupir profond des exilés fiscaux, monté du pavé de Belgique.

Marre d’aider les pauvres… La question fiscale se profile naturellement derrière la lassitude des Français, et là encore le discours du pouvoir de 2012 s’est effacé derrière celui de la droite. Plus de réforme fiscale, comme promis, mais la reprise de l’expression « ras-le-bol fiscal », sur le mode bon élève. Bien sûr, personne n’aime payer ses tiers provisionnels et sa facture de septembre, mais comment, quand on est de gauche, oublier d’expliquer que l’impôt sur le revenu, qui est un prélèvement progressif (les plus riches paient davantage) ne résume pas toute la fiscalité ? Pourquoi en faire l’unique objet de tous les ressentiments ?

Pourquoi ne pas rappeler qu’il est d’autres prélèvements, plus diffus mais plus accablants ? Pourquoi ne pas souligner que les Français, tous les Français, paient davantage de TVA (où le smicard est taxé au même niveau que le patron du Cac 40) que d’impôt sur le revenu ? Pourquoi ne pas faire savoir, en toutes occasions, que ce qu’on appelle les « dépenses contraintes », comme le souligne le Credoc, se sont envolées par rapport aux salaires, avec le prix de l’immobilier, le loyer, le chauffage, l’électricité, l’autoroute, etc. Au nom de quoi les « dépenses contraintes » seraient-elles plus nobles, et plus caressantes, que les dépenses imposées ?

Au nom de quelle vérité supérieure la gauche de gouvernement a-t-elle fait sienne, depuis les années 2000, comme les bourgeois de Calais, corde au cou, repentante, la théorie de l’impôt prédateur, et d’abord de l’impôt sur le revenu ? L’impôt est peut-être trop élevé, et dans ce cas qu’on le réforme, mais ce n’est pas sa baisse qu’on proclame ces temps-ci, c’est son indignité. Or sans impôt pas de société, pas de pays, pas de collectivités, pas plus que sans cotisation il n’existe d’association, d’amicales, de clubs…

Dans cette débâcle, peu importe le destin du gouvernement Valls, le sort de la question de confiance, la conférence de presse de Hollande, ou le retour permanent du Sarkozy nouveau. Comment s’étonner qu’en lâchant les fondamentaux qui l’ont hissé dans l’Histoire, le pouvoir soit lâché par son électorat ? Le pays, fatigué par la crise, n’entend plus son discours, mais celui de l’opposition, qu’il reprend à son compte, et que les Français répètent aussi, faute de mieux, en choisissant l’original plutôt que la photocopie. « Impôts, déficits, réformes structurelles, compétitivité, coût du travail, flexibilité, chômeurs qui se la coulent douce, RSA trop confortable », on n’entend plus que cette chanson. À moins qu’il n’y ait qu’une seule pensée, celle des conservateurs allemands, et qu’il n’y ait plus d’adversaires… Sauf les chômeurs, ça va de soi.

Article publié dans Mediapart le 21 Septembre 2014, par Hubert Huertas

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